Transition énergétique : le verdict
La transition énergétique est garantie, ses promoteurs en sont convaincus :
“Il y a beaucoup d’énergie dans l’univers, c’est pas un problème, l’énergie que nous envoie le Soleil en quelques minutes c’est autant qu’on en utilise par an”, “un joule c’est un joule”, il n’“y a rien de magique dans les énergies fossiles[1]” ; l’électrification, condition nécessaire à la décarbonation, apportera la souveraineté[2] ; l’exergie (la quantité de “travail” que contient l’énergie) présente dans le vent, le rayonnement solaire ou l’énergie atomique suffit à satisfaire tous les besoins des sociétés humaines[3].
Aucune de ces affirmations n’est soutenue par le matériel scientifique disponible. Elles sont d’ailleurs énoncées sans jamais être sourcées. Elles ne relèvent, pour l’instant, que de l’opinion, de la croyance, du raisonnement à rebours. Les scientifiques à l’initiative de l’ouvrage collectif Les limites à la croissance. Meadows : questions raisonnées[4], le précisaient en 2023 :
“Pour l’instant le bilan [de l’action écologique] est négatif. Les promoteurs de la transition énergétique arguent qu’il finira par être positif, mais rien n’est moins sûr, pour plusieurs raisons. Sans changer la logique de la croissance et sans renoncer au principe de dépassement de la capacité de charge qui sous-tend le système productiviste généralisé à la planète entière, une transition énergétique ne résout rien et ne fait que déplacer le problème en aggravant la question des pollutions, de la dégradation des écosystèmes, etc. C’est d’ailleurs l’un des principaux messages des Limites [ouvrage Les limites à la croissance]. La transition énergétique ne vise que le problème climatique d’une part et le contournement de l’épuisement à terme des énergies fossiles de l’autre (ou, plutôt que l’épuisement, le coût in fine prohibitif de leur exploitation), mais ignore complètement les logiques systémique mises en évidence dans The Limits to Growth.
Par ailleurs, il n’est pas évident qu’une telle transition soit possible dans l’absolu, ni même, dans le cas où elle le serait, qu’elle le soit au rythme nécessaire pour éviter une catastrophe climatique. De ce point de vue, de nombreux modèles ignorent les inerties importantes des systèmes sociotechniques. Loin d’un cercle vertueux, nous sommes dans un cercle vicieux sous prétexte de développements technologiques pour la transition.“
Si, encore aujourd’hui, aucun scientifique ne sait si la transition est possible dans l’absolu, la recherche pourrait faire de nouvelles découvertes et finalement valider la décarbonation industrielle. La substituabilité des énergies reste également en mesure d’être confirmée par l’expérience, indépendamment de sa théorisation et de sa validation conceptuelle. Selon certains observateurs, les données recueillies en 2024 et début 2025 attesteraient déjà d’une baisse des émissions de CO2 en Chine, consécutivement au déploiement des énergies dites de substitution (ENS : principalement éolien, photovoltaïque et nucléaire)[5]. La réduction des émissions de CO2 étant inévitable à terme, pour cause de déplétion naturelle des énergies fossiles, accompagnée d’une augmentation de leur coût d’exploitation contraignant leur exploitation, il s’agit désormais de faire la part des choses : la baisse des émissions démontre-t-elle véritablement que la décarbonation des sociétés thermo-industrielles est possible ?
Parmi les différents scénarios élaborés par Donella Meadows, Dennis Meadows et Jorgen Randers, les auteurs du célèbre rapport sur les limites à la croissance[6], le scénario 9 verrait la planète soulagée d’une part de l’emprise humaine grâce à une stabilisation de la démographie et de la production industrielle, accompagnées du déploiement de technologies “vertes” : “la planète cherche à partir de 2002 à stabiliser sa population et sa production industrielle par habitant, et ajoute des technologies relatives à la pollution, aux ressources et à l’agriculture”. Les auteurs précisent : “Mises en œuvre tout au long du siècle, elles [les technologies “vertes”] réduisent de 80 % l’utilisation de ressources non renouvelables par unité de production industrielle et de 90 % la pollution générée par unité de production. Et comme la production industrielle est maîtrisée, ces gains ne sont pas consacrés à l’augmentation de la croissance et profitent donc entièrement à la baisse de l’empreinte écologique.”

Source : Donella Meadows, Dennis Meadows, Jorgen Randers, Les limites à la croissance (dans un monde fini), Paris, Rue de l’échiquier, 2012.
Afin d’évaluer si le déploiement des ENS s’inscrit peu ou prou dans un tel scénario, suivre l’évolution des émissions de CO2 semble insuffisant. Il paraît en effet nécessaire d’estimer si les ENS sont capables, par elles-mêmes (indépendamment des énergies fossiles), de satisfaire aux paramètres essentiels du fonctionnement des sociétés : alimentation (agriculture, dont intrants et mécanisation), production industrielle (fourniture des biens de consommation courante, entretien des infrastructures, dont ENS elles-mêmes), tous autres services rendus aux citoyens et aux citoyennes (voir image ci-dessus). Il s’agit donc de répondre de façon globale (sans sélectionner les seuls paramètres qui vont dans le sens des attentes initiales), aux questions posées par les auteurs en préface du rapport Les limites à la croissance : “(…) les politiques actuelles nous conduisent-elles vers un avenir soutenable ou vers l’effondrement ? Que peut-on faire pour créer une économie humaine qui fournisse de tout en quantité suffisante à tous ?” Et ce, sans même envisager de croissance économique.
Une transition énergétique à la fois écologique et qui répondrait véritablement aux critères minimaux de soutenabilité d’une société industrielle, qui fournirait de tout en quantité suffisante à tous reposerait alors sur trois piliers, complémentaires et interdépendants :
1/ Écologie
Une réduction des émissions inhérente au déploiement des ENS doit pouvoir être distinguée d’une réduction des émissions indépendante de ce déploiement, qui serait en particulier consécutive à une diminution de l’exploitation des hydrocarbures pour des raisons physiques (déplétion naturelle), économiques (coût d’exploitation trop élevé, variabilité des marchés) ou circonstancielles d’une autre nature (conflit, crise sanitaire, éclatement de diverses bulles spéculatives, déclin démographique, vieillissement de la population, etc.). Une authentique décarbonation s’oppose activement[7], à court ou moyen terme, à l’exploitation des énergies fossiles, et empêche d’y revenir à plus long terme[8].
2/ Politique et géopolitique
La souveraineté des pays qui décarbonent doit être assurée, leur politique intérieure et leur situation géopolitique ne doivent plus être influencés par leur dépendance à d’autres pays qui resteraient “carbonés” : leur industrie et leur économie doivent s’affranchir tendanciellement, sans retour en arrière, de tout import/export de ressources, produits et valeurs “carbonés”. À ce jour, aucune “dynamique locale de transition” ne valide la décarbonation sur ce critère (précisions et exemple dans cette série d’articles : Le climat est plus que la somme des transitions).
3/ Économie
La décarbonation doit être en mesure de stabiliser le fonctionnement d’une société, son “métabolisme”, à quelque niveau que ce soit, estimé satisfaisant par les citoyens et citoyennes : les indicateurs économiques doivent témoigner d’une fourniture d’énergie, d’une production industrielle, dans l’ensemble d’une qualité de services rendus croissantes ou stables, la dette ne doit plus augmenter, le taux de croissance du PIB doit rester supérieur ou égal à 0, sans suivre de tendance immaîtrisée ou non souhaitée à la baisse (pour aller plus loin, article La croissance : arbitre de la transition).
En résumé, puisque selon les prescripteurs de la transition, la substitution des énergies est l’équivalent conceptuel de l’exploitation des hydrocarbures, mais avec des émissions de CO2 minimales et sans limite de stock (hormis pour l’énergie nucléaire), la substitution des énergies doit procurer à la fois vertu écologique, souveraineté politique et stabilité économique, même si cette stabilité s’établit à un niveau de production d’avantages matériels et de richesse inférieur à celui d’aujourd’hui.
Cette stabilité est celle qu’obtiennent, à partir d’un flux d’énergie lui aussi stable, les systèmes dits auto-organisés, dont font partie la totalité des êtres vivants ainsi que les sociétés humaines (pour aller plus loin, voir le site Défi énergie : Dissipation d’énergie et organisation). À défaut de validation, la promotion de la décarbonation industrielle ne peut que fantasmer sur la possibilité d’obtenir organisation et stabilité à partir d’éoliennes, de panneaux photovoltaïques ou de centrales nucléaires. C’est ce fantasme techno-animiste (attribuer à des machines des propriétés qui appartiennent aux organismes vivants) qui, dans le débat sur la transition, fait confondre les sèche-cheveux et les canards, les frigos et les sociétés (pour aller plus loin, interview pour la chaîne Limit, article Frigos et sociétés : ne plus confondre).
Si les prescripteurs de la transition font erreur, si la substitution des énergies ne parvient pas à être théorisée, démontrée conceptuellement et qu’elle n’est pas non plus confirmée par l’expérience, alors les indicateurs listés ci-dessus suivront à l’avenir une trajectoire tendanciellement négative, comme l’envisageait le blogueur canadien Paul Chefurka en 2007 pour le déploiement des ENS :

Source : Paul Chefurka, Global energy use: estimate from 1965 to 2007, and projection from 2007 to 2100. http://www.paulchefurka.ca/WEAP2/WEAP2.html
Comme le craignaient également les auteurs du rapport sur les limites à la croissance pour les indicateurs de “santé” globale des sociétés humaines :

Source : Donella Meadows, Dennis Meadows, Jorgen Randers, Les limites à la croissance (dans un monde fini), Paris, Rue de l’échiquier, 2012.
Alors que le pic d’émissions de CO2 approche inéluctablement, la décarbonation industrielle doit encore faire ses preuves. Si elle y parvient, ces preuves seront immédiatement relayées sur le site Défi énergie, qui annoncera alors sans aucune réserve – au contraire – que le défi aura été relevé.
Il reste d’ailleurs entendable de soutenir le déploiement des ENS sans qu’elles décarbonent vraiment, sans qu’elles procurent une plus grande souveraineté ou qu’elles empêchent le déclin économique mais parce qu’on espère prolonger, tant soit peu, un modèle de société, ou parce qu’on défend coûte que coûte, aveuglément, la place d’une société au cœur de la compétition économique mondialisée. L’option de la fuite en avant devrait pouvoir être exprimée clairement, afin d’être intégrée au débat démocratique. Les coûts écologiques et économiques d’une telle option devraient être annoncés, les éventuels bénéfices de court terme risquant d’accroître les risques globaux à plus long terme.
Gageons quoi qu’il en soit que les prescripteurs de la transition veilleront à ne rien oublier avant de relayer des données censées la confirmer. La gravité des enjeux devrait interdire tout “cherry picking” ou, pire, tout collapswashing : prétendre que l’industrie de la transition énergétique sert les intérêts de l’humanité, quand elle ne servirait que l’intérêt de certains et que sa promotion, focalisant sur les avantages acquis par une petite part de l’humanité, masquerait les effondrements subis par le plus grand nombre.
Notes et références
[1] Greg de Temmerman, physicien, interrogé par Vinz sur la chaîne YouTube Limit : https://youtu.be/Ts_g_KgC2GE ; timing des citations dans cet article sur le réseau LinkedIn : L’énergie : ce que nous croyons savoir | LinkedIn
[2] “La souveraineté par la décarbonation : voie nécessaire pour la France et l’Europe”, The Shift Project, 24 avril 2025. https://theshiftproject.org/publications/souverainete/
[3] Rodolphe Meyer et Jean-Lou Fourquet, sur YouTube : Entropie : la transition condamnée ? (1/2) (ft. @ApresLaBiere) ; Entropie : la transition condamnée ? (2/2) (ft. @lereveilleur) ; [Résumé] Entropie : la transition condamnée ? (ft. @ApresLaBiere)
[4] Ouvrage à l’initiative du laboratoire Steep “Soutenabilité, Territoires, Environnement, Economie et Politique” : https://www.inria.fr/fr/steep – Zoé Steep, Les limites à la croissance. Meadows : questions raisonnées, Romainville, Éditions Excès, 2023. Françoise Berthoud, Pierre-Yves Longaretti et Sophie Wahnich, chapitre “La décroissance est-elle aujourd’hui la seule alternative permettant d’opérer une transition écologique résiliente face aux changements environnementaux ?”
[5] Lauri Mullyvirta, “Analysis: Clean energy just put China’s CO2 emissions into reverse for first time”, Carbon Brief, 15 mai 2025. https://www.carbonbrief.org/analysis-clean-energy-just-put-chinas-co2-emissions-into-reverse-for-first-time/
[6] Donella Meadows, Dennis Meadows, Jorgen Randers, Les limites à la croissance (dans un monde fini), Paris, Rue de l’échiquier, 2012.
[7] Vincent Mignerot, L’Énergie du déni. Avons-nous vraiment l’avenir du climat entre nos mains ?, Paris, Rue de l’échiquier, 2021, réédition 2023.
[8] Par exemple, en Chine : “Au milieu de la décennie 2010, elles [les émissions de CO2] avaient déjà baissé sous l’injonction du gouvernement central qui avait imposé aux provinces la fermeture des centrales thermiques et de certaines usines les plus polluantes. Mais cette injonction avait été de courte durée, les émissions repartant ensuite de plus belle.” Christian de Perthuis, “La Chine, l’Asie et le pic des émissions mondiales de CO2“, Connaissance des énergies, 20 mai 2025. https://www.connaissancedesenergies.org/tribune-actualite-energies/la-chine-lasie-et-le-pic-des-emissions-mondiales-de-co2